Face à une épidémie galopante, l'urgence est désormais d'identifier les populations à risque très tôt, pour une prise en charge adaptée, et d'apporter une réponse globale : médicale, sociale, psychologique…
C’est une épidémie qui donne le vertige. Plus de 40 millions d’enfants âgés de moins de cinq ans dans le monde aujourd’hui sont déjà considérés comme obèses. Au-delà de cet âge, ils sont même 350 millions, et 650 millions à l’âge adulte, selon l’Organisation mondiale de la santé. La progression semble inexorable : en France, par exemple, l’obésité a doublé en une trentaine d’années, atteignant 12 % de la population (20 % dans les Hauts-de-France).
Or l’obésité tue. Plus que le tabac. C’est le facteur de risque principal du diabète, il multiplie fortement le risque de maladies cardio-vasculaires, pulmonaires et de plusieurs cancers majeurs (côlon, sein, prostate…). En outre, le retentissement sur la vie des patients atteints d’obésité sévère − par exemple des hommes d’1 mètre 80 dont le poids dépasse 120 voire 130 kilos − peut être particulièrement élevé : douleurs chroniques (genoux, dos…) mais aussi isolement et discrimination sociale.
Pour l’essentiel, les causes de cette épidémie sont connues : notre nourriture est beaucoup plus riche que celle de nos ancêtres, et nous faisons beaucoup moins d’efforts physiques. La facilité d’accès aux aliments « ultra-transformés » souvent plus gras, plus sucrés, plus salés et pauvres en fibres, ne fait que s’accroître dans la nourriture mondiale, y compris dans les pays les plus pauvres.
Mais résoudre ce problème s’est révélé bien plus difficile que ne laissaient présager ces explications simples. Car les recherches menées ces deux dernières décennies révèlent de profondes inégalités dans la manière dont l’obésité touche les différents patients, liées à l’intrication extrême de facteurs biologiques, génétiques, psychologiques, sociaux ou environnementaux.
« Quand j’ai commencé ma carrière de médecin, raconte Philippe Froguel, directeur de l’institut européen de génomique du diabète (Egid¹), de nombreux chefs de service ne voyaient dans l’obésité qu’une pure question de volonté et de diététique, sans intérêt médical. Or l’obésité est une vraie maladie, qu’il faut prendre au sérieux. »
Pionnier de la découverte de l’existence de gènes liés à l’obésité, il y a vingt-cinq ans, le chercheur a mis longtemps à en convaincre ses pairs. Or ces prédispositions sont parfois sources de troubles majeurs passés inaperçus, comme des retards mentaux. Les plus fréquentes d’entre elles impactent la satiété. « Il s’agit de personnes qui ont toujours faim, plus que les autres, explique Philippe Froguel, même le ventre plein. ».
Pour le moment, les chercheurs ont identifié des anomalies génétiques chez environ 5 % des obèses (jusqu’à 30 % dans certaines populations). Pour ces patients, la route est encore longue, mais les premiers médicaments issus des anomalies découvertes commencent à être commercialisés.
Mais un autre phénomène se profile, possible bombe à retardement pour les années à venir. Sans être porteurs d’une anomalie, les enfants ou petits-enfants de personnes obèses risqueraient de l’être également, à cause d’une autre forme d’hérédité, celle des mécanismes qui régulent la manière dont s’expriment les gènes dans l’organisme − l’épigénétique.
D’où l’importance de lutter contre l’obésité des enfants, pour éviter qu’ils ne la développent plus tard et qu’ils ne la transmettent à leurs descendants. Ce qui n’est pas si simple. « En général, les enfants à qui on demande d’adopter une alimentation différente de leurs parents grossissent, signale Amélie Rousseau, du laboratoire Psychologie : interactions, temps, émotions, cognition (Psitec²), parce qu’ils sont pris dans un conflit intérieur. L’éducation alimentaire ne peut être que familiale. »
En France, il y a eu des progrès incontestables en la matière, avec une stabilisation de l’obésité chez les enfants, notamment grâce à un suivi à l’école. « Mais il faut intervenir plus tôt », estime Philippe Froguel. C’est pourquoi le vaste projet de centre de médecine de précision qu’il coordonne, Precidiab³, va cibler en priorité les centres de protection maternelle et infantile (PMI).
« Nous avons mis au point un questionnaire très simple, explique Philippe Froguel, [basé sur des critères comme le milieu socio-économique, le poids à la naissance, etc.], et des tests génétiques pour cibler très précisément les 5 à 10 % d’enfants qui ont un risque vraiment fort d’obésité, afin de mettre en branle une prise en charge personnalisée. »
L’un des axes de cette lutte implique fréquemment d’enrayer une dépendance à la nourriture. Souvent, quand ces patients sont confrontés à des situations difficiles, ils mangent, car cela leur apporte réconfort et bien-être immédiat. « En fait, explique Amélie Rousseau, c’est une stratégie qu’ils mettent en œuvre pour gérer le stress, les fortes émotions. »
Les éléments déclencheurs peuvent être des dépressions, des chocs affectifs, un changement du corps après une grossesse, etc. La pression sociale est en effet considérable, dès le plus jeune âge. « À seulement trois ans, les petites filles à qui l’on présente des poupées préfèrent systématiquement les plus maigres et jugent négativement les plus grosses » rappelle Amélie Rousseau. Plus de 90 % des femmes se disent insatisfaites de leur corps, alors même que les idéaux que promeut la société sont en général inatteignables.
C’est pourquoi toutes les situations qui rappellent aux personnes obèses leur écart à la norme − vêtements trop petits, portiques de métro trop étroits, mais aussi des discriminations clairement établies, notamment à l’embauche − sont vécues de manière souvent violente. « C’est un cercle vicieux, explique Amélie Rousseau : la stigmatisation est une agression psychologique que certains gèrent en mangeant, ce qui renforce leurs problèmes de poids. » La question de la nourriture devient souvent obsessionnelle pour ces patients, qui s’imposent des restrictions alimentaires intenables, d’où des échecs entretenant leur mal-être.
Alors que faire ? « Ce qui marche le mieux, ce sont les thérapies cognitivo-comportementales » indique Philippe Froguel. Elles consistent notamment à analyser avec le patient les pensées négatives provoquées par ces stress (« je suis nul » après une insulte) et à les remplacer par d’autres qui servent son intérêt (« ceux qui m’ont insultée ne connaissent pas mon histoire »). « Nous les aidons aussi à trouver d’autres stratégies que la nourriture pour réguler leurs émotions, explique Amélie Rousseau, qui enseigne ce type de thérapie, comme aller chercher du soutien autour de soi, sortir, faire du sport… »
Un autre volet est de réapprendre à écouter ses sensations physiologiques, pour manger uniquement quand on a faim, et se réapproprier les fonctionnalités de son corps par l’exercice.
« Alors pour cela bien sûr il faut éduquer, mais il faut aussi que les gens aient de quoi vivre ! » martèle Philippe Froguel. L’obésité est un problème de style de vie, et de la difficulté à en changer. Elle n’appelle pas une mesure simple, − comme une taxe sur les produits sucrés, etc. −, mais des dizaines, de toute nature. « Mais nous ne sommes que médecins, rappelle Philippe Froguel. C’est à la société de s’interroger sur l’impact du pouvoir d’achat, de la présence sur le terrain de travailleurs sociaux, ou de l’aménagement de pistes cyclables. »
- Univ. Lille/CNRS/Inserm
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