Des équipes de recherche planchent sur des alternatives à la viande et d'autres sources de protéines, pour pallier à leur raréfaction.
Il y a quelques années, les membres de l’institut Charles Viollette voient arriver dans leur bureau un « ingrédientiste ». C’est un intermédiaire qui transforme les productions des agriculteurs et en extrait des éléments exploitables par l’industrie agro-alimentaire. Mais ses produits sont un peu inhabituels : il travaille avec des éleveurs d’escargots de la région normande. Quand ces derniers préparent l’animal, ils jettent une petite glande appelée hépatopancréas (le « tortillon » situé au fond de la coquille), riche en protéines mais peu comestible. Ne pourrait-on pas en faire quelque chose ? leur demande-t-il.
L’industriel n’est de loin pas le premier à toquer à la porte de l’institut. « Aujourd’hui, nous ne pouvons plus nous permettre de gaspiller les protéines » souligne Rozenn Ravallec, de l’institut Charles Viollette. Les différents acteurs de la filière agro-alimentaire sont en effet confrontés à un mouvement de fond. Augmentation de la population mondiale, poids de l’élevage dans le réchauffement climatique, sensibilité accrue de l’opinion à la souffrance des animaux : l’accès aux protéines devrait se raréfier dans les années à venir.
« Nous devons par exemple mieux exploiter et gérer plus durablement les protéines qui viennent des animaux » explique Rozenn Ravallec, et notamment celles du lait. L’institut a ainsi créé récemment une équipe mixte de recherche avec une coopérative laitière qui a une approche raisonnée et durable, Ingredia. Celle-ci garantit des prix minimum d’achat du lait pour les éleveurs, privilégie le pâturage dans des prairies naturelles et la nourriture locale sans OGM. Par ailleurs, les recherches se tournent de plus en plus largement vers les protéines qui viennent du monde végétal et d’ailleurs − algues, insectes… −, moins bien connues.
Tout cela demande de comprendre précisément ce que les protéines font à notre organisme lorsque nous les mangeons, un immense champ de recherche (voir encadré). Chaque protéine digérée est en effet « découpée » en centaines voire milliers de molécules appelées peptides, qu’il faut suivre dans leur parcours et leurs transformations.
Par exemple, l’institut collabore actuellement avec l’équipe lilloise de recherche translationnelle sur le diabète dirigée par François Pattou¹. Le diabète se traduit par un excès de glucose dans le sang, à cause de manques ou de dysfonctionnements d’une hormone, l’insuline, mais aussi d’autres mécanismes en train d’être peu à peu élucidés. Ceux-ci jouent par exemple sur l’absorption du glucose dans l’intestin, et peuvent également être liés à la sensation de n’avoir plus faim, une régulation alimentaire où les peptides pourraient avoir un rôle central. D’où le rapprochement avec l’institut Charles Viollette, « accéléré par la création de l’Université de Lille » précise Rozenn Ravallec.
Et l’escargot ? L’équipe simule in vitro la digestion de la fameuse glande. Ils suivent les transformations chimiques successives des protéines dont elle se compose. Ils vérifient, d’une part, qu’elles ne sont pas toxiques pour les cellules intestinales humaines. Ils testent, d’autre part, un certain nombre de propriétés et… bingo ! Ils s’aperçoivent qu’un des peptides générés a des effets bénéfiques contre l’hypertension, avec une efficacité qui paraît comparable à celle d’un des principaux médicaments commercialisés.
L’innovation obtient le grand prix au principal événement du secteur, le salon international de l’agro-alimentaire (SIAL). Bien sûr, identifier une molécule prometteuse ne fait pas d’elle un médicament − pas sûr que les escargots permettent de toute façon une production suffisante pour l’industrie pharmaceutique −, ni n’autorise à ce stade à en faire la publicité auprès des consommateurs.
L’intérêt de ce type d’approche basée sur le monde vivant est surtout qu’elle permet de repérer des molécules peu toxiques, entraînant souvent moins d’effets secondaires que certains médicaments. Récemment, des chercheurs de l’institut ont ainsi identifié des déchets d’abattoir naturellement antimicrobiens, qui permettent à la viande de se conserver et de garder plus longtemps sa couleur rouge. « Plusieurs de nos projets visent à éviter le recours aux antibiotiques dans l’élevage, qui se retrouvent ensuite dans notre organisme et favorisent les résistances aux traitements » explique le directeur de l’institut Charles Viollette, Pascal Dhulster. L’institut planche également sur de nouvelles classes de bio-pesticides, basées sur le fait que les bactéries produisent naturellement des peptides pour empêcher les autres micro-organismes de se développer.
De la fourche à la fourchette
Comprendre la digestion requiert la mobilisation d’équipes très spécialisées dans chacune des étapes : études in vitro de ce qui se produit dans le système digestif, avec ou sans simulation du déplacement à l’intérieur, simulation de la mastication, des contractions de l’intestin, analyses des processus de fermentation, de la flore intestinale, etc. « Depuis le début des années 2010, les différentes équipes européennes se sont fortement coordonnées » explique Rozenn Ravallec. Elles échangent aujourd’hui massivement des données, et travaillent avec des protocoles de recherche communs. Déjà issu d’une volonté de fédérer les équipes travaillant sur l’agro-alimentaire au niveau régional, l’institut Charles Viollette va aujourd’hui plus loin en co-créant en janvier 2020 un acteur européen de recherche de poids. Il s’agit d’une unité mixte de recherche transfrontalière avec pour tutelles l’Inra et les universités de Liège, de Picardie Jules Verne et de Lille², qui regroupera un large spectre de compétences. « Près de 90 % de notre financement est assuré par des contrats avec des entreprises, souligne Pascal Dhulster. Lesquelles savent bien qu’une partie de cet argent nous permet de faire de la recherche fondamentale : c’est précisément cette expertise qu’elles viennent chercher. »
- Univ. Lille/Inserm
- L'Université de Lille représente les établissements Univ. Artois, Univ. Littoral Côte d'Opale et Yncréa ISA.