Encore très peu étudiée, la « lumière de spectacle » fait l’objet d’un programme international¹ de recherche et de formation coordonné par Véronique Perruchon, du centre d’étude des arts contemporains (CEAC²).
Pourquoi lancez-vous ce projet ?
Entre autres, parce que la lumière et l’obscurité sont pour moi un élément fondamental de « l’énigmatique beauté » d’une scène de spectacle. Or, à l’inverse des scénographes, les éclairagistes restent des métiers de l’ombre, qui n’ont été reconnus comme tels qu’assez récemment : il faudra, par exemple, attendre le premier festival d’Avignon, en 1947, pour que ce terme figure sur une fiche de paie. Alors qu’aujourd’hui la plupart des compagnies ont leur créatrice ou créateur lumière, peu peuvent citer quelques noms du passé récent, au-delà de grandes figures comme André Diot, qui importa du cinéma ses lampes puissantes à la fin des années 1960. Il y a très peu de travaux historiques ou sociologiques, surtout pour le XXᵉ siècle.
Pourquoi cette absence d’études ?
Peut-être parce que cette question n’a longtemps pas été considérée comme légitime. Les universitaires n’abordaient généralement la lumière de spectacle que d’un point de vue esthétique ou philosophique. Lorsque j’ai préparé ma thèse dans les années 2000, après un début de carrière comme éclairagiste, il était peu envisageable que mon sujet porte sur un thème de ce genre. À l’époque, on me disait sans grand enthousiasme : ah, tu viens de la technique ? Celle-ci a longtemps rebuté, pourtant elle a eu un impact considérable.
Quelle a été justement cette influence ?
La technique a contraint l’esthétique du théâtre européen tout au long de son histoire. Pendant longtemps, par exemple, on a combattu le noir. Au XVIᵉ siècle, le théâtre, art de plein air, commence en effet à se donner à l’intérieur, souvent dans d’anciennes salles de jeu de paume éclairées par la lumière naturelle, qu’on tente alors de renforcer par des lustres de chandelles. Au siècle suivant, des machineries italiennes couplées aux dorures et pierreries des décors sont l’occasion, devant le Roi-Soleil, d’une débauche de lumière, éblouissante au sens propre comme au figuré. Au XIXᵉ siècle, les théâtres des Grands boulevards à Paris ne lésinent pas non plus sur leur puissant éclairage au gaz, destiné à attirer les promeneurs à l’intérieur.
Mais l’ombre prend peu à peu de l’importance, avec l’attrait romantique pour la nuit, le goût pour les illusions visuelles qui réclament d’éteindre la salle, ou encore l’arrivée du gaz, qui permet de moduler l’éclairage. Au XXᵉ siècle, le noir devient incontestablement la marque du théâtre contemporain.
Quelles sont les évolutions ces dernières années ?
Pour la première fois, on n’éclaire plus par la chaleur, avec l’interdiction depuis 2012 des lampes à incandescence. Le passage aux LED constitue une évolution majeure que nous nous proposons d’étudier. Venues de l’univers des concerts et des sons et lumières, les LED démultiplient les possibilités créatives, par la programmation des lampes et de leurs déplacements. Mais les éclairagistes perdent dans le même temps le rapport sensuel avec les lampes que conférait le réglage manuel. La palette des LED est aussi plus froide, plus proche du couvert nuageux que du soleil.
Cette révolution a aussi un coût, car remplacer un parc matériel peut fragiliser l’équilibre économique précaire des théâtres, certains projecteurs atteignant 10 000 euros. En outre, ces techniques nécessitent des compétences informatiques pointues, à actualiser en permanence du fait de leurs fréquents perfectionnements. Avec la LED, une génération d’éclairagistes est ainsi en train de laisser place à la suivante. D’où, l’urgence aussi d’en faire l’histoire, tant que ces témoins sont toujours vivants.